Quelques bonnes pages de Perfecting Sounds Forever de Greg Milner qui en disent long sur Albini :
En produisant les disques des Ramones, Bongiovi sentit que sa principale mission était de transmettre le déluge de sensations d'un concert des Ramones
- le mur de son de guitare de Johnny Ramone, le look particulièrement étrange de Joey, le rugissement général, le concept visuel des Ramones en tant que pseudo-motards en cuir - de façon à compenser leurs défauts musicaux. C'était un point de vue très edisonien, d'une certaine manière, cette croyance que l'enregistrement révélerait la triste « réalité » des musiciens sans les distractions du concert. « Je veux pas faire de commentaires désobligeants sur les Ramones, mais ce n'était pas de bons musiciens, et ils ne savaient faire qu'un seul truc, dit-il. J'avais besoin d'étoffer un peu le son, mais il fallait que je le fasse de telle manière que personne ne le sache. »
Pour étoffer la voix aigüe de Joey Ramone, Bongiovi doubla les pistes chants. Pour resserrer les changements d'accords imparfaits de Johnny, il lui fit refaire plusieurs bouts en « punch in », une technique d'overdubbing avec laquelle un musicien rejoue entièrement une partie, en accompagnant un précédent enregistrement de lui-même, tandis que l'ingénieur du son bascule pour remplacer l'ancienne interprétation par la nouvelle aux moments souhaités. Bongiovi ajouta du piano par-ci, par-là, réenregistra certaines percussions, et ajouta même une timbale sur le refrain de « Sheena Is a Punk Rocker». « Si vous écoutez très attentivement, vous pouvez repérer ces trucs », dit-il.
À mes yeux, la timbale est absolument inaudible sur le mix de l'album, et peut-être, éventuellement, légèrement audible sur le mix utilisé pour le single.
Mais « Sheena» a vraiment un éclat pop, et le single entra en bas des classements pop, une véritable réussite pour un groupe aussi peu orthodoxe du point de vue musical et conceptuel que les Ramones. Bien entendu, il est impossible de dire à quel point le succès de la chanson est dû au travail de production de Bongiovi.
«Je pense que si tu pouvais repérer la timbale sur "Sheena", tu n'aimerais pas ça, dit Steve Albini. S'il pense que la chanson est bonne parce qu'il a mis une timbale dessus, il peut aller se faire foutre. C'est l'exemple typique du type qui dit que la réalité concrète d'un groupe ne suffit pas. "Ce dont ils ont besoin, c’est que je glisse ma timbale magique dedans." C'est vraiment des conneries. »
C'était dur de trouver quelqu'un disposé à faire un simple enregistrement tenant lieu de puissant instantané de la réalité d'un groupe.
Albini se distinguait comme l'un des praticiens les plus favorables à cet art perdu.
« Une grande partie de mon travail d'ingénieur du son a été d'essayer de faire coïncider l'expérience de l'écoute d'un disque avec le souvenir sensoriel que j'en avais au moment où ça se passait, explique-t-il. C'est une esthétique qui servait de repoussoir à un monde dans lequel les disques de rock étaient de plus en plus « fabriqués plutôt qu'enregistrés, péniblement assemblés à grands coûts sur de longues périodes de temps, avec des timbales fantômes partout.»
Albini est devenu célèbre pour son dégoût du mot « producteur », qui implique que c'est quelqu'un d'autre que les musiciens eux-mêmes qui fait la pluie et le beau temps. Il préfère « enregistré par » à « produit par », mais il préfère encore ne pas être cité du tout, puisqu'il considère que son rôle est de faciliter, plutôt que d'affirmer activement ses préférences - de la même manière que les ingénieurs du son de la génération de Frank Laico voyaient leur travail dans les années 1950. Bien sûr, cette distinction est discutable - on pourrait arguer que la transparence dans l'ingénierie du son relève du fantasme au même titre que l'objectivité dans le journalisme - mais elle souligne à quel point l'esthétique de l'enregistrement tournait en rond depuis la première époque de la haute-fidélité.
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Ce sont les artistes indépendants, avec à leur tête des gens comme Albini, qui voulaient de la présence au sens originel de la haute-fidélité. Le son des débuts du rock'n'roll était une réfutation claire, si ce n'est implicite, des bons enregistrements haute-fidélité de l'époque pré-rock. C'était le son de la généra tion du baby-boom qui pervertissait le fétichisme que leurs parents avaient développé au fond des banlieues. Dans les années 1980, le pendule commença à repartir dans l'autre sens, et les héritiers américains de Sun faisaient des disques qui essayaient de retrouver les sensations d'avant le rock, qui avaient atteint leur apogée avec Enoch Light. Non que chaque enregistrement fait par Albini sonne comme s'il avait été réalisé dans une église. (Même si cela est vrai pour certains : pour vous faire une idée de ce qui se serait produit si Laico avait fait des disques de rock n'roll, écoutez « Prayer to God » du groupe d'Albini, Shellac, Ou « Give Me Some Skin » de Silkworm.) Mais les meilleurs d'entre eux alimentent ce concept de « mémoire des sens » qui guide Albini. Vous avez vraiment la sensation qu'un groupe de musiciens joue ensemble dans un espace défini.
Quand les groupes indé ou inspirés par le punk essayaient de se mettre à la page pour que leurs disques soient conformes aux standards des majors, les résultats étaient souvent gênants. Selon Albini, le problème était plus souvent lié aux procédures qu'à la manière de produire. « Ce n'est pas tant qu'ils étaient confrontés à une technologie différente, dit-il. Je pense que le problème étai qu'on les mettait dans un environnement différent où on attendait d'eux qu'ils ne sonnent plus du tout comme un vrai groupe. »
C'étaient des groupes de musiciens habitués à jouer en concert qui entraient dans le monde du 24-pistes. « Au lieu d'un groupe qui commençait une session en jouant comme ils avaient l'habitude de le faire, dit Albini, le groupe se pointait au studio pour une session construite autour d'eux au coup par coup, dans un environnement étranger. Ils faisaient quelque chose de différent pour créer un simulacre de ce qu'ils faisaient chaque jour. Et il est évident pour tout le monde que si une belle femme entre dans votre chambre et se déshabille, ce sera beaucoup plus séduisant que si on apporte un bras, une jambe et une fesse et qu'on essaye d'assembler le tout. »
Quel était l'équivalent musical d'un assemblage de bras et de fesses ?
« Le premier truc, c'était de demander au batteur de jouer au métronome, dit Albini. Le tempo correct de la chanson était déterminé par le producteur, basé sur l'idée qu'il avait le groove qu'exigeait le morceau. (Et je vous garantis qu'il employait des phrases du genre « ce que le groove exige ».) Par-dessus, on enregistrait d'autres instruments, généralement non pas selon l'arrangement que le groupe ferait s'il jouait la chanson en concert, mais d'une manière hyperspectaculaire décidée par le producteur, supprimant ainsi tous les éléments d'interaction entre les musiciens. Le guitariste pouvait avoir un ampli qui faisait partie intégrante de son style de jeu au même titre que l'instrument qu'il avait choisi, mais le producteur allait choisir un autre ampli, ou demander à ce que le bassiste se branche directement sur la console, en dépit du fait qu'il n'avait jamais branché sa basse directement dans son esgourde.
Du point de vue de l'auditeur, le changement provoqué par le passage d'un groupe indépendant vers une major est parfois difficile à identifier. Le Surfer Rosa des Pixies enregistré par Albini en 1988 reste un jalon dans la production de rock indé, un parfait exemple de la puissance potentielle d'une esthétique d'enregistrement transparente. À ce jour, les ingénieurs du son cherchent toujours ce son de batterie. Les Pixies ont enchaîné avec leur premier album sur une major, Doolittle. C'est un très bon album (certains diraient excellent), et il ne donne pas l'impression que son producteur, Gil Norton, a mis la pression sur le groupe pour qu'ils changent drastiquement leur son naturel, mais la production manque du mordant et de l'instantanéité de Surfer Rosa. Écouter Surfer Rosa, c'est bien plus une expérience du genre « comme si vous y étiez ». Même si vous préférez les chansons de Doolittle, il y a de grandes chances pour que vous soyez plus frappés par le son de son prédécesseur.