RIP Mr Q.
Pour l’occasion je débliste cette reissue Waxtime 2024 de son Big Band Bossa Nova (1962), témoin de ses immenses talents d’arrangeur.
https://www.discogs.com/release/30368759...Bossa-Nova
La nécro de Libé :
Il était une fois en Amérique. C’est bien de cela qu’il s’agit à l’heure de raconter le fabuleux destin de Quincy Jones, mort ce lundi 4 novembre à 91 ans, un homme parti de moins que rien pour aller au plus haut, star parmi les étoiles d’Hollywood. Vingt-sept grammys, des médailles honorifiques dignes d’un apparatchik, des tubes en veux-tu en voilà, dans tous les registres, pour tous les goûts, à toutes les époques, ces quelques breloques et certifications dont se repaît l’industrie du disque ne disent que trop peu d’un tel talent à la croisée de deux siècles. «Des premiers jets à Internet, j’aurai vraiment vu le monde changer. J’espère juste que les satellites et les téléphones cellulaires ne vont pas tout homogénéiser, que les peuples sauront garder leur identité», s’inquiétait-il en 2000 dans Libération. Incarnant mieux que quiconque le rêve américain, Quincy Jones n’en était pas moins lucide sur l’avenir d’un monde qui ne tourne pas si rond.
Tout n’était vraiment pas écrit d’avance dans cet épique roman qui compose une telle vie : enfance de misère, dans le South Side de Chicago où il est né le 14 mars 1933, à manger ce que peut bien dénicher sa grand-mère. Une mère bientôt aux abonnées absentes, hormis dans ses cauchemars, pour cause de schizophrénie; un père charpentier-menuisier qui doit se démener avec la marmaille. Il manque de tout, il va en garder un sens de la débrouille. Le petit Quincy Delight Jones Jr; est alors un des nombreux gamins du quartier – les ducs et les duchesses comme il aimait s’en souvenir –, pas vraiment dans le droit chemin. Il aurait pu échouer là. Sa bouée sera un piano qu’il croise du regard à 11 ans, alors qu’il est en train de cambrioler une armurerie de Seattle, où sa famille recomposée vient de déménager. «Ça a été une révélation. Chaque note semblait combler mes vides intérieurs, toucher quelque chose en moi que rien n’avait jamais touché. Depuis ce jour-là, je suis en paix avec moi-même», confiait-il en 2003. A l’époque, il venait de publier une autobiographie, près de 400 pages noircies d’anecdotes et de noms qui feraient passer tout autre pour un doux fabulateur. Oui, mais voilà : Quincy, ce n’était justement pas n’importe qui.
«Vivre chaque jour comme si c’était le dernier, et faire chaque boulot comme si c’était le premier.» Celui que l’on désignait d’un simple «Mr Q» – un surnom donné par Frank Sinatra, qui l’adouba au sortir d’un concert à Monaco – aura souvent eu un temps d’avance. Pas de plan sur la comète donc, mais une carrière qui prend vite son élan. La guerre vient de finir, et l’avenir est désormais droit devant. C’est le trompettiste Clark Terry qui sonne le top départ, donnant des leçons à ce gamin de 14 ans qu’il retrouvera des années plus tard, à Paris, cette fois en leader assermenté. En attendant, le petit est subjugué par la révolution en cours, l’évangélisation be-bop qui convertit toute une génération et qu’il pratique bien après minuit avec Ray Charles, tout juste son aîné, mais déjà une réputation. Dans dix ans, les deux copains seront déjà des grands : Quincy prendra les commandes du formidable The Genius of Ray Charles. Pour l’heure, l’adolescent arpente le monde de la nuit, drive un quartet vocal et un petit trio où il commence à jouer du stylo. «A la fin des années 1940, il n’y avait pas MTV, la seule façon de se tenir au courant de la musique populaire, c’était d’écumer la rue», confie-t-il en 2000 à Libération. Il pratique le rhythm’n’blues, la musique de strip-tease… Charlie Parker est alors la référence ultime pour tout apprenti. Ce sera néanmoins un autre drôle d’oiseau qui sera le premier à déceler le potentiel du jeune trompettiste : Lionel Hampton, de passage en ville, veut l’embarquer en tournée, mais il est encore trop jeune. Il ne patientera pas longtemps, juste le temps de passer sur les bancs du Berklee College of Music, à Boston.
1951. C’est parti, pour de bon cette fois. Hampton l’engage dans ce qui est l’orchestre du moment. Quincy va y rester trois ans, tournant dans les Etats-Unis du nord au sud, et puis aussi par-delà l’Atlantique. Il y apprend la discipline, il y découvre l’humilité, au côté de Clifford Brown, un vrai génie quand lui n’est qu’un très bon trompettiste. A une époque où la concurrence en la matière (Miles Davis, Freddie Hubbard…) est du style ultra-sévère, Quincy choisit de ne pas lutter avec les cadors, demeurant un excellent premier trompette, celui qui dirige les sections. Bien lui en a pris tant cet orfèvre du son va illico exceller dans un métier à la croisée de toutes les compétences : arrangeur, un art d’agencer les pièces. Il se fait les doigts pour Dinah Washington, Count Basie, Herb Pomeroy, James Moody… On a entendu pire. Au milieu des années 1950, Quincy a déjà une petite réputation en la manière, et c’est ainsi que Dizzy Gillespie l’embauche comme directeur musical d’une tournée qui doit passer par l’Amérique du Sud. En Argentine, il croise Astor Piazzolla et Lalo Shiffrin qui lui parlent de la Française Nadia Boulanger, petite femme, énorme influence. En rentrant, il sait ce qui lui reste à faire : consulter cet oracle.
La pédagogue, qui en a vu d’autres, et pas des moindres, va polir le joyau en lui filant peut-être le meilleur tuyau. «Elle m’a demandé d’oublier la musique symphonique américaine parce qu’il lui semblait plus intéressant de travailler sur la musique noire américaine.» Deviens qui tu es, c’est un grand classique chez celle qu’on surnomme «Mademoiselle». Ça ne l’empêche pas de lui faire rencontrer Stravinsky, «un génie» selon lui, en tout cas une référence constante pour l’Américain. Il commence à «comprendre quoi faire avec ces douze notes», conseil avisé de son ami Leonard Bernstein, autre élève de celle qui fréquenta Ravel. Ça peut sembler tout bête, ça peut prendre toute une vie. La sienne sera remplie de noires et de blanches, de rondes et de croches aussi. La légende veut que Nadia Boulanger aurait dit qu’Igor et Quincy étaient ses deux élèves les plus marquants. Une chose est sûre, l’apprenti sort de la «Boulangerie» avec la ferme intention de mettre en œuvre ce qu’elle lui a suggéré.
Il devait passer deux semaines à Paris, il y restera cinq ans. En qualité de directeur artistique chez Barclay, Mr. Jones parfait sa science de l’arrangement, notamment en ajoutant les cordes à son arc. Jusqu’ici cantonné aux cuivres outre-Atlantique – pas question de laisser un noir caresser le rêve d’enluminer les cordes –, il bénéficie enfin d’un orchestre au grand complet : 55 musiciens et une rythmique composée de Kenny Clarke, Maurice Vander et Pierre Michelot. De quoi aiguiser sa plume et tailler quelques titres pour les chanteurs. Henri Salvador et Boris Vian sont ainsi servis par celui dont il faut retenir qu’il a fait débuter les Double Six. Que des très bons, dont Mimi Perrin qui sera la traductrice de son autobiographie, après avoir transcrit au début des années 1960 les arrangements de Quincy Jones pour des chansons jazz.
Il quitte Paris et les années 1950, totalement mûr pour l’aventure. Quincy Jones n’a pas encore 30 ans mais déjà un CV plutôt costaud : il a bossé pour beaucoup (Cannonball Adderley, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie… pour n’en citer que trois parmi trop) tout en alignant une salve d’albums sous son nom, posant ce qu’il entend dans le périmètre du jazz. Dans tous les domaines, il n’aura jamais fait les choses à moitié. Comme en amour, cinq femmes, minimum, et sept enfants. Ou quand il se lance dans un big band au début des années 1960, c’est-à-dire à la fin de l’âge d’or de ces formations qui coûtent. D’ailleurs, il fait tourner la sienne en Europe, avant d’en sortir limite ruiné, un poil déprimé, mais avec The Quintessence, un album modèle d’élégance pour l’éternité sur Impulse !, le label à la mode. En pleine vague «new thing», cet autre Mr. Jones prend pourtant le contre-pied des tendances en jouant la carte de la suavité des big bands qui roulent sur des tempos à la coule. Le vieux Count Basie ne s’y trompe pas : il lui demande de prendre les commandes de son band. L’affaire lui vaut en 1963 un grammy – pour son arrangement d’I Can’t Stop Loving You –, le premier d’un incroyable série.
En 1964, il innove, encore, en prenant la vice-présidence de Mercury. Le genre d’étiquette jusqu’ici réservé aux blancs-becs. Tout va très très vite chez Quincy Jones, qui dans le même temps réalise un autre rêve : Sidney Lumet lui demande d’assurer la bande originale de The Pawnbroker (le Prêteur sur gages). Ce sera le premier d’une cinquantaine de films – dont un bon nombre de Lumet – mis en lumière par les partitions de Quincy Jones. Plus d’un (De sang-froid, Dans la chaleur de la nuit…) lui rappellent ses jeunes années, entre racisme quotidien et éternel désespoir. Mention spéciale à la Couleur pourpre de Spielberg (1985) qui vaut au musicien un oscar et un golden globe. Tout en un, Quincy Jones semble capable de tout faire, et tout en même temps. Il admettra d’ailleurs plus d’une fois être accro au travail. On ne peut impunément composer près de 3 000 chansons ! Sans compter toutes celles qui, pour ne pas être de lui, portent la marque de ses arrangements. Le plus bel exemple est sans doute Fly Me to the Moon de Frank Sinatra, un swing qui vous propulse au septième ciel cinq ans avant que l’homme ne marche sur la Lune, et dont Quincy assure l’écrin. Le signe ultime de ce qui fait sa touche, constamment à la charnière de tous les crossovers du jazz.
Avec les années 1960, le jazzman averti va se transformer en hit maker, une seconde nature. «J’ai toujours été ambidextre», répond-il à Jazz Hot dans les années 1980 pour qualifier sa propension à naviguer sans soucis entre les univers. Manière de dire aussi qu’on peut innover (il fut l’un des premiers à avoir recours à la basse électrique, à utiliser le synthé) sans ignorer les classiques. Dans la même interview, il assure avoir toujours eu «les deux cordes» à son arc. Jouer des airs populaires sans jamais oublier les fondamentaux du jazz. «Le jazz m’a conditionné à ne pas être un penseur rigide. J’ai dans la vie une ouverture à 360 degrés. La musique finit par être le reflet de qui vous êtes en tant qu’humain», explique-t-il à Paris-Match en 2003. Ce fut sa force en toute situation, celle d’un érudit question harmonie, qui a toujours su que «la mélodie est reine». Pour s’en convaincre, écoutez l’exemplaire Soul Bossa Nova, où il parvient en moins de trois minutes à faire le pont entre les deux Amérique, sans omettre d’y ajouter quelques variations orchestrales pas forcément easy listening, même si Austin Powers en fera son étendard. Et quand la chanson est nunuche, comme It’s My Party, tube en mode yé-yé de Lesley Gore, il en fait tout de même un classique imparable. «J’ai voulu démontrer que rien n’était plus facile que de faire de la pop music», analysait-il en 1991 dans ces colonnes.
En la matière, il permettra un jour prochain au petit prince de la soul de devenir le roi de la pop. Mais avant d’y parvenir, Quincy Jones va bosser le sujet comme toujours, comme jamais. Les années 1970, dont il n’est plus temps de vanter les mérites, seront l’antichambre de la gloire planétaire pour monsieur Q. En 1969, Quincy franchit un cap avec Walking in Space, un jazz qui décolle avec Valerie Simpson, égérie future de la disco soul qui pour l’heure s’attèle à signer des succès pour la Motown. Groove toujours avec l’imparable Hikky-Burr, l’indicatif du Bill Cosby Show qui s’imposera comme un véritable hymne de jazz-funk, boosté par une équipe de cracks dont l’immense Paul Humphrey, le master drummer. Quincy Jones enchaîne avec Smackwater Jack, album de chevet de Kamasi Washington (et pas que), You’ve Got It Bad, Girl, des standards qu’il arrange grande classe et un Day Dreaming dédié à Aretha Franklin (pour qui il vient de signer un disque) à damner tous les fans. Le sommet est atteint avec l’ambitieux One Track Mind et le soyeux If I Ever Lose This Heaven, duo Minnie Riperton et Leon Ware, rejoint par Al Jarreau et boosté par une équipe de dingues : Bernard Purdie, Herbie Hancock, Hubert Laws, Eric Gale, Billy Preston… En fait, il quadruple les postes, histoire de s’assurer. L’album sort en 1974 : son titre, Body Heat. Et le refrain dit : «Si jamais je perdais ce paradis, je ne serais plus jamais le même…» Curieuse coïncidence : il vient de fêter ses 40 ans et une rupture d’anévrisme lui rappelle que le travail, ce n’est pas forcément la santé. Deux importantes opérations, six mois d’arrêt complet, trois ans à pleurer, celui qui faillit en sortir paralysé va revenir plus fort. Mais plus question pour lui de souffler dans la trompette.
En 1979, il est aux manettes d’Off the Wall, le disque qui fait entrer dans l’histoire Michael Jackson. Q l’a rencontré sur le tournage de la comédie musicale The Wiz. Résultat : plus de 20 millions d’exemplaires écoulés à tout juste 20 ans ! Rock With You et Don’t Stop Till You Get Enough deviennent des classiques repris sous toutes latitudes. D’un phénomène nord-américain, Michael Jackson pose là les premières pierres d’un statut de star globale, et Quincy Jones n’est pas pour rien dans cette affaire. Mais c’est avec l’album suivant que la légende de la paire d’as va définitivement marquer les esprits. Et pour longtemps. Le 1er décembre 1982 apparaît Thriller, véritable ovni et invraisemblable défi aux lois des catégories. Aux commandes, Quincy Jones élabore une espèce de prototype où les guitares du hard-rock croisent les rythmiques du funk, où l’écriture pop se marie aux trouvailles de l’electro bourgeonnante, où l’énergie rock s’appuie sur la sensualité de la soul. En clair, Michael Jackson et son producteur inventent un nouvel espace sonore qui transcende tous les modèles prédéfinis. D’incroyable, le succès devient désormais incontournable. Près de cinquante millions d’albums vendus (et bien plus désormais), Thriller entre dans le Livre des records.
Huit grammy awards, une étoile sur le Hollywood Walk of Fame, une succession de singles imparables. Quincy vient de couronner le roi de la pop, qui plus est afro-américain. «Son succès dépasse le cadre du show-business. Il a galvanisé toute la population noire. C’est une réussite politique et sociale. N’oubliez jamais que si les noirs ne réussissent pas davantage, ce n’est pas à cause d’un manque de talent, c’est juste à cause de la couleur de leur peau. Depuis trente ans que je suis dans l’industrie du disque, il a toujours été entendu que les artistes noirs ne pouvaient prétendre qu’à un succès de portée limitée», déclare-t-il lucide à Libération en 1984. Entre-temps, il s’est fendu de produire en 1980 Give Me the Night, un gimmick qui retourne n’importe quelle piste signée George Benson, et lui-même a signé l’année d’après The Dude (un surnom qui lui va parfaitement), une galette prête à être samplée, où il grimpe dans les charts, notamment avec Aie No Corrida, funk synthétique emprunté à Chaz Jankel. Il teste les guitares qui rutilent et les voix qui claquent, disco gonflée à bloc de claps et d’effets chiadés. Boogie production. Au milieu des années 1980, rien ni personne ne semble pouvoir stopper Quincy dans son irrésistible ascension des charts : il est encore derrière We Are the World, chanson pour lutter contre la famine en Ethiopie qui sera sitôt entonnée par toute la planète musique. Deux ans plus tard, rebelote avec Bad, dernier volet du triptyque qui l’associe au nouveau roi : la formule éprouvée fait toujours recette, mais devient plus éprouvante. Du coup, il conseille à son cadet de se tourner vers de plus jeunes metteurs en sons, à commencer par Teddy Riley. Il faut savoir ne pas ternir l’histoire.
L’histoire, Quincy Jones va encore la marquer d’un enregistrement : Back on the Block, qu’il publie en 1989. Le be-bop rencontre le hip-hop… Mieux qu’un slogan, pas forcément un disque essentiel, mais pour sûr un jalon dans l’histoire de la musique afro-américaine. Encore une fois synchro, Quincy Jones annonce des lendemains qui vont swinguer autrement en rapprochant deux musiques qui ont beaucoup à partager. Ice-T, Big Daddy Kane, Grandmaster Melle Mel, Tevin Campbell et Kool Moe Dee se mixent aux grands noms de la note bleue, sans parler les débauchés du disco et du funk. «Back, on the block, so we can rock with the soul, rhythm, blues, be-bop and hip-hop.» Et ainsi de suite par ce «mec qui sait que les rues ne sont pas un jeu d’enfant». Ce mec, «Quincy est son prénom», dit la chanson. Un sacré personnage qui ne se refuse plus rien, pas même la présence d’un ancien candidat à l’investiture suprême, Jesse Jackson. Le symbole pour éclairer les lanternes des futures générations. Et encore moins de remixer le Birdland de Weather Report, dédié au grand Bird, avec tambours de bouche et trompettes (Dizzy et Miles en section, tant qu’à faire), rythmiques afro-synthétiques et riff de George Benson. Le disque récolte une nouvelle pluie de grammys, récompensant celui qui aura bâti beaucoup de ponts, et établi d’aventureuses connexions qui s’avéreront sonner au plus juste.
Tout a commencé dans le ghetto de Chicago, tout se sera donc fini dans le gotha de Los Angeles. «La culture du ghetto a donné naissance au hip-hop comme au be-bop. Le be-bop, c’était des musiciens qui voulaient avoir la liberté d’explorer une forme artistique, qui ne voulaient plus faire risette. Ces mecs ont dit : “Fuck that, nous voulons ne nous consacrer qu’à notre art.” Je pense qu’il y a un truc très sociologique très fort derrière tout ça. De la défiance. Ils ont payé le prix fort. […] Les rappeurs ont cette attitude arrogante, ce qui compte pour eux, c’est l’avis des autres rappeurs, pas celui du public», assène-t-il dans le Nouvel Obs en 1991. Fervent militant des droits civiques, qui eut comme tous à souffrir du racisme, le multimillionnaire n’oublie pas ses origines à l’heure de composer la chanson pour le Prince de Bel-Air. Et il n’a pas attendu ce disque ultime pour être reconnu comme une référence par nombre d’apprentis producteurs, du hip-hop et d’ailleurs. A Noël 1985, lors de l’anniversaire d’un de ses rejetons, suédois, lui-même versé dans la production, Quincy lui fait comme cadeau de rencontrer ses idoles du hip-hop d’alors : Kurtis Blow, LL Cool J, Run-DMC, les Beastie Boys. Le bonheur, avec Quincy, c’est aussi simple qu’un coup de fil à Russell Simmons, le boss de Def Jam. «Ça m’a rappelé mes débuts à New York, quand j’ai découvert Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Mingus, Bud Powell», disait-il à Libération lors de la sortie de Back on the Block. «Et le parallèle ne s’arrête pas là : les radios refusaient de les diffuser parce que les bourgeois s’offusquaient.» En 1996, quand Tupac Shakur est tué par balles, qui est à ses côtés ? La fille de Quincy Jones, une histoire à lui seul de la musique noire américaine. Une légende que Jay-Z, Beyoncé, Dr. Dre, Kendrick Lamar ou Kanye West admirent encore bien après que son heure de gloire est passée.
Car à partir des années 1990, l’hydre aux multiples facettes a suffisamment accumulé pour se consacrer à ses premières amours : produire des disques de jazz. Depuis 1982, il copilote Qwest avec Warner, un label qui a permis la diffusion de New Order aux Etats-Unis, qui a publié et qui a signé la résurrection d’un apôtre du free-jazz, Sonny Simmons, dix ans plus tard. L’année d’après, en 1993, Quincy Jones s’offre ainsi le luxe de cosigner le dernier disque de Miles Davis. Certes, posthume, certes, ce n’est pas un incunable, mais c’est le dernier disque du sorcier qu’il admirait tout jeune. Désormais, Quincy Jones entretient sa légende tout en assurant ses affaires. Car pour avoir couronné bien des têtes sur les gondoles, Quincy Jones s’est construit un empire médiatique, notamment grâce à sa durable association avec Time Warner. Téléfilms et séries à la pelle, mais aussi des documentaires et des chaînes de télé câblées, le musicien a su se diversifier à travers des sociétés de production, sans omettre la petite musique par laquelle il est entré dans le business. Après avoir lancé Vibe, magazine référence de la black music (d’autres publications suivront…), il est encore vingt-cinq ans plus tard derrière le projet Qwest TV, une plateforme en ligne dédiée au jazz et musiques affiliées. Sans compter tous les droits éditoriaux qu’il a glanés, et les procès qu’il gagne pour quelques millions de dollars de plus (comme les 9,4 millions de dommages et intérêts en juillet 2017 contre MJJ Productions Inc, l’une des sociétés gérant l’héritage de Jackson). Oui, mais attention : «Je n’ai jamais fait de la musique pour l’argent ou la gloire. Impossible. Dieu quitte la pièce quand on pense à l’argent. Tu peux dépenser un million de dollars pour une partie de piano, ça ne te rapportera pas un million en retour. Ce n’est pas comme ça que ça marche», déclare-t-il au New York Times en 2017. Appelons ça le talent, et prions pour que ça continue ainsi.
«A chaque étape de sa carrière incroyable, il a été le premier. Il a été le premier à traverser les portes, ce qui a donné énormément d’assurance à ceux qui le suivent. Il a fait ça avec grâce», a dit de lui Barack Obama. Avec une endurance rare, comme sa capacité de travail, ainsi que le souligne documentaire hagiographique réalisé par sa fille, l’actrice et scénariste Rashida Jones, en 2018. Sans regret, si ce n’est celui de ne pas avoir pu produire Marvin Gaye, comme il le confiera dans une interview à Vanity Fair en 1996. Plus que de se retourner sur le passé, il n’aura cessé d’être au taquet de l’actualité, de penser à demain. Dans la même interview, il annonce d’ailleurs avec force détails la date de sa mort : «En 2033 dans mon sommeil, après avoir travaillé toute la journée, avoir bu du vin, bien dîné avec mes meilleurs amis et fait passionnément l’amour avec ma douce. Pas une seconde avant !»
Pour l’occasion je débliste cette reissue Waxtime 2024 de son Big Band Bossa Nova (1962), témoin de ses immenses talents d’arrangeur.
https://www.discogs.com/release/30368759...Bossa-Nova
La nécro de Libé :
Il était une fois en Amérique. C’est bien de cela qu’il s’agit à l’heure de raconter le fabuleux destin de Quincy Jones, mort ce lundi 4 novembre à 91 ans, un homme parti de moins que rien pour aller au plus haut, star parmi les étoiles d’Hollywood. Vingt-sept grammys, des médailles honorifiques dignes d’un apparatchik, des tubes en veux-tu en voilà, dans tous les registres, pour tous les goûts, à toutes les époques, ces quelques breloques et certifications dont se repaît l’industrie du disque ne disent que trop peu d’un tel talent à la croisée de deux siècles. «Des premiers jets à Internet, j’aurai vraiment vu le monde changer. J’espère juste que les satellites et les téléphones cellulaires ne vont pas tout homogénéiser, que les peuples sauront garder leur identité», s’inquiétait-il en 2000 dans Libération. Incarnant mieux que quiconque le rêve américain, Quincy Jones n’en était pas moins lucide sur l’avenir d’un monde qui ne tourne pas si rond.
Tout n’était vraiment pas écrit d’avance dans cet épique roman qui compose une telle vie : enfance de misère, dans le South Side de Chicago où il est né le 14 mars 1933, à manger ce que peut bien dénicher sa grand-mère. Une mère bientôt aux abonnées absentes, hormis dans ses cauchemars, pour cause de schizophrénie; un père charpentier-menuisier qui doit se démener avec la marmaille. Il manque de tout, il va en garder un sens de la débrouille. Le petit Quincy Delight Jones Jr; est alors un des nombreux gamins du quartier – les ducs et les duchesses comme il aimait s’en souvenir –, pas vraiment dans le droit chemin. Il aurait pu échouer là. Sa bouée sera un piano qu’il croise du regard à 11 ans, alors qu’il est en train de cambrioler une armurerie de Seattle, où sa famille recomposée vient de déménager. «Ça a été une révélation. Chaque note semblait combler mes vides intérieurs, toucher quelque chose en moi que rien n’avait jamais touché. Depuis ce jour-là, je suis en paix avec moi-même», confiait-il en 2003. A l’époque, il venait de publier une autobiographie, près de 400 pages noircies d’anecdotes et de noms qui feraient passer tout autre pour un doux fabulateur. Oui, mais voilà : Quincy, ce n’était justement pas n’importe qui.
«Vivre chaque jour comme si c’était le dernier, et faire chaque boulot comme si c’était le premier.» Celui que l’on désignait d’un simple «Mr Q» – un surnom donné par Frank Sinatra, qui l’adouba au sortir d’un concert à Monaco – aura souvent eu un temps d’avance. Pas de plan sur la comète donc, mais une carrière qui prend vite son élan. La guerre vient de finir, et l’avenir est désormais droit devant. C’est le trompettiste Clark Terry qui sonne le top départ, donnant des leçons à ce gamin de 14 ans qu’il retrouvera des années plus tard, à Paris, cette fois en leader assermenté. En attendant, le petit est subjugué par la révolution en cours, l’évangélisation be-bop qui convertit toute une génération et qu’il pratique bien après minuit avec Ray Charles, tout juste son aîné, mais déjà une réputation. Dans dix ans, les deux copains seront déjà des grands : Quincy prendra les commandes du formidable The Genius of Ray Charles. Pour l’heure, l’adolescent arpente le monde de la nuit, drive un quartet vocal et un petit trio où il commence à jouer du stylo. «A la fin des années 1940, il n’y avait pas MTV, la seule façon de se tenir au courant de la musique populaire, c’était d’écumer la rue», confie-t-il en 2000 à Libération. Il pratique le rhythm’n’blues, la musique de strip-tease… Charlie Parker est alors la référence ultime pour tout apprenti. Ce sera néanmoins un autre drôle d’oiseau qui sera le premier à déceler le potentiel du jeune trompettiste : Lionel Hampton, de passage en ville, veut l’embarquer en tournée, mais il est encore trop jeune. Il ne patientera pas longtemps, juste le temps de passer sur les bancs du Berklee College of Music, à Boston.
1951. C’est parti, pour de bon cette fois. Hampton l’engage dans ce qui est l’orchestre du moment. Quincy va y rester trois ans, tournant dans les Etats-Unis du nord au sud, et puis aussi par-delà l’Atlantique. Il y apprend la discipline, il y découvre l’humilité, au côté de Clifford Brown, un vrai génie quand lui n’est qu’un très bon trompettiste. A une époque où la concurrence en la matière (Miles Davis, Freddie Hubbard…) est du style ultra-sévère, Quincy choisit de ne pas lutter avec les cadors, demeurant un excellent premier trompette, celui qui dirige les sections. Bien lui en a pris tant cet orfèvre du son va illico exceller dans un métier à la croisée de toutes les compétences : arrangeur, un art d’agencer les pièces. Il se fait les doigts pour Dinah Washington, Count Basie, Herb Pomeroy, James Moody… On a entendu pire. Au milieu des années 1950, Quincy a déjà une petite réputation en la manière, et c’est ainsi que Dizzy Gillespie l’embauche comme directeur musical d’une tournée qui doit passer par l’Amérique du Sud. En Argentine, il croise Astor Piazzolla et Lalo Shiffrin qui lui parlent de la Française Nadia Boulanger, petite femme, énorme influence. En rentrant, il sait ce qui lui reste à faire : consulter cet oracle.
La pédagogue, qui en a vu d’autres, et pas des moindres, va polir le joyau en lui filant peut-être le meilleur tuyau. «Elle m’a demandé d’oublier la musique symphonique américaine parce qu’il lui semblait plus intéressant de travailler sur la musique noire américaine.» Deviens qui tu es, c’est un grand classique chez celle qu’on surnomme «Mademoiselle». Ça ne l’empêche pas de lui faire rencontrer Stravinsky, «un génie» selon lui, en tout cas une référence constante pour l’Américain. Il commence à «comprendre quoi faire avec ces douze notes», conseil avisé de son ami Leonard Bernstein, autre élève de celle qui fréquenta Ravel. Ça peut sembler tout bête, ça peut prendre toute une vie. La sienne sera remplie de noires et de blanches, de rondes et de croches aussi. La légende veut que Nadia Boulanger aurait dit qu’Igor et Quincy étaient ses deux élèves les plus marquants. Une chose est sûre, l’apprenti sort de la «Boulangerie» avec la ferme intention de mettre en œuvre ce qu’elle lui a suggéré.
Il devait passer deux semaines à Paris, il y restera cinq ans. En qualité de directeur artistique chez Barclay, Mr. Jones parfait sa science de l’arrangement, notamment en ajoutant les cordes à son arc. Jusqu’ici cantonné aux cuivres outre-Atlantique – pas question de laisser un noir caresser le rêve d’enluminer les cordes –, il bénéficie enfin d’un orchestre au grand complet : 55 musiciens et une rythmique composée de Kenny Clarke, Maurice Vander et Pierre Michelot. De quoi aiguiser sa plume et tailler quelques titres pour les chanteurs. Henri Salvador et Boris Vian sont ainsi servis par celui dont il faut retenir qu’il a fait débuter les Double Six. Que des très bons, dont Mimi Perrin qui sera la traductrice de son autobiographie, après avoir transcrit au début des années 1960 les arrangements de Quincy Jones pour des chansons jazz.
Il quitte Paris et les années 1950, totalement mûr pour l’aventure. Quincy Jones n’a pas encore 30 ans mais déjà un CV plutôt costaud : il a bossé pour beaucoup (Cannonball Adderley, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie… pour n’en citer que trois parmi trop) tout en alignant une salve d’albums sous son nom, posant ce qu’il entend dans le périmètre du jazz. Dans tous les domaines, il n’aura jamais fait les choses à moitié. Comme en amour, cinq femmes, minimum, et sept enfants. Ou quand il se lance dans un big band au début des années 1960, c’est-à-dire à la fin de l’âge d’or de ces formations qui coûtent. D’ailleurs, il fait tourner la sienne en Europe, avant d’en sortir limite ruiné, un poil déprimé, mais avec The Quintessence, un album modèle d’élégance pour l’éternité sur Impulse !, le label à la mode. En pleine vague «new thing», cet autre Mr. Jones prend pourtant le contre-pied des tendances en jouant la carte de la suavité des big bands qui roulent sur des tempos à la coule. Le vieux Count Basie ne s’y trompe pas : il lui demande de prendre les commandes de son band. L’affaire lui vaut en 1963 un grammy – pour son arrangement d’I Can’t Stop Loving You –, le premier d’un incroyable série.
En 1964, il innove, encore, en prenant la vice-présidence de Mercury. Le genre d’étiquette jusqu’ici réservé aux blancs-becs. Tout va très très vite chez Quincy Jones, qui dans le même temps réalise un autre rêve : Sidney Lumet lui demande d’assurer la bande originale de The Pawnbroker (le Prêteur sur gages). Ce sera le premier d’une cinquantaine de films – dont un bon nombre de Lumet – mis en lumière par les partitions de Quincy Jones. Plus d’un (De sang-froid, Dans la chaleur de la nuit…) lui rappellent ses jeunes années, entre racisme quotidien et éternel désespoir. Mention spéciale à la Couleur pourpre de Spielberg (1985) qui vaut au musicien un oscar et un golden globe. Tout en un, Quincy Jones semble capable de tout faire, et tout en même temps. Il admettra d’ailleurs plus d’une fois être accro au travail. On ne peut impunément composer près de 3 000 chansons ! Sans compter toutes celles qui, pour ne pas être de lui, portent la marque de ses arrangements. Le plus bel exemple est sans doute Fly Me to the Moon de Frank Sinatra, un swing qui vous propulse au septième ciel cinq ans avant que l’homme ne marche sur la Lune, et dont Quincy assure l’écrin. Le signe ultime de ce qui fait sa touche, constamment à la charnière de tous les crossovers du jazz.
Avec les années 1960, le jazzman averti va se transformer en hit maker, une seconde nature. «J’ai toujours été ambidextre», répond-il à Jazz Hot dans les années 1980 pour qualifier sa propension à naviguer sans soucis entre les univers. Manière de dire aussi qu’on peut innover (il fut l’un des premiers à avoir recours à la basse électrique, à utiliser le synthé) sans ignorer les classiques. Dans la même interview, il assure avoir toujours eu «les deux cordes» à son arc. Jouer des airs populaires sans jamais oublier les fondamentaux du jazz. «Le jazz m’a conditionné à ne pas être un penseur rigide. J’ai dans la vie une ouverture à 360 degrés. La musique finit par être le reflet de qui vous êtes en tant qu’humain», explique-t-il à Paris-Match en 2003. Ce fut sa force en toute situation, celle d’un érudit question harmonie, qui a toujours su que «la mélodie est reine». Pour s’en convaincre, écoutez l’exemplaire Soul Bossa Nova, où il parvient en moins de trois minutes à faire le pont entre les deux Amérique, sans omettre d’y ajouter quelques variations orchestrales pas forcément easy listening, même si Austin Powers en fera son étendard. Et quand la chanson est nunuche, comme It’s My Party, tube en mode yé-yé de Lesley Gore, il en fait tout de même un classique imparable. «J’ai voulu démontrer que rien n’était plus facile que de faire de la pop music», analysait-il en 1991 dans ces colonnes.
En la matière, il permettra un jour prochain au petit prince de la soul de devenir le roi de la pop. Mais avant d’y parvenir, Quincy Jones va bosser le sujet comme toujours, comme jamais. Les années 1970, dont il n’est plus temps de vanter les mérites, seront l’antichambre de la gloire planétaire pour monsieur Q. En 1969, Quincy franchit un cap avec Walking in Space, un jazz qui décolle avec Valerie Simpson, égérie future de la disco soul qui pour l’heure s’attèle à signer des succès pour la Motown. Groove toujours avec l’imparable Hikky-Burr, l’indicatif du Bill Cosby Show qui s’imposera comme un véritable hymne de jazz-funk, boosté par une équipe de cracks dont l’immense Paul Humphrey, le master drummer. Quincy Jones enchaîne avec Smackwater Jack, album de chevet de Kamasi Washington (et pas que), You’ve Got It Bad, Girl, des standards qu’il arrange grande classe et un Day Dreaming dédié à Aretha Franklin (pour qui il vient de signer un disque) à damner tous les fans. Le sommet est atteint avec l’ambitieux One Track Mind et le soyeux If I Ever Lose This Heaven, duo Minnie Riperton et Leon Ware, rejoint par Al Jarreau et boosté par une équipe de dingues : Bernard Purdie, Herbie Hancock, Hubert Laws, Eric Gale, Billy Preston… En fait, il quadruple les postes, histoire de s’assurer. L’album sort en 1974 : son titre, Body Heat. Et le refrain dit : «Si jamais je perdais ce paradis, je ne serais plus jamais le même…» Curieuse coïncidence : il vient de fêter ses 40 ans et une rupture d’anévrisme lui rappelle que le travail, ce n’est pas forcément la santé. Deux importantes opérations, six mois d’arrêt complet, trois ans à pleurer, celui qui faillit en sortir paralysé va revenir plus fort. Mais plus question pour lui de souffler dans la trompette.
En 1979, il est aux manettes d’Off the Wall, le disque qui fait entrer dans l’histoire Michael Jackson. Q l’a rencontré sur le tournage de la comédie musicale The Wiz. Résultat : plus de 20 millions d’exemplaires écoulés à tout juste 20 ans ! Rock With You et Don’t Stop Till You Get Enough deviennent des classiques repris sous toutes latitudes. D’un phénomène nord-américain, Michael Jackson pose là les premières pierres d’un statut de star globale, et Quincy Jones n’est pas pour rien dans cette affaire. Mais c’est avec l’album suivant que la légende de la paire d’as va définitivement marquer les esprits. Et pour longtemps. Le 1er décembre 1982 apparaît Thriller, véritable ovni et invraisemblable défi aux lois des catégories. Aux commandes, Quincy Jones élabore une espèce de prototype où les guitares du hard-rock croisent les rythmiques du funk, où l’écriture pop se marie aux trouvailles de l’electro bourgeonnante, où l’énergie rock s’appuie sur la sensualité de la soul. En clair, Michael Jackson et son producteur inventent un nouvel espace sonore qui transcende tous les modèles prédéfinis. D’incroyable, le succès devient désormais incontournable. Près de cinquante millions d’albums vendus (et bien plus désormais), Thriller entre dans le Livre des records.
Huit grammy awards, une étoile sur le Hollywood Walk of Fame, une succession de singles imparables. Quincy vient de couronner le roi de la pop, qui plus est afro-américain. «Son succès dépasse le cadre du show-business. Il a galvanisé toute la population noire. C’est une réussite politique et sociale. N’oubliez jamais que si les noirs ne réussissent pas davantage, ce n’est pas à cause d’un manque de talent, c’est juste à cause de la couleur de leur peau. Depuis trente ans que je suis dans l’industrie du disque, il a toujours été entendu que les artistes noirs ne pouvaient prétendre qu’à un succès de portée limitée», déclare-t-il lucide à Libération en 1984. Entre-temps, il s’est fendu de produire en 1980 Give Me the Night, un gimmick qui retourne n’importe quelle piste signée George Benson, et lui-même a signé l’année d’après The Dude (un surnom qui lui va parfaitement), une galette prête à être samplée, où il grimpe dans les charts, notamment avec Aie No Corrida, funk synthétique emprunté à Chaz Jankel. Il teste les guitares qui rutilent et les voix qui claquent, disco gonflée à bloc de claps et d’effets chiadés. Boogie production. Au milieu des années 1980, rien ni personne ne semble pouvoir stopper Quincy dans son irrésistible ascension des charts : il est encore derrière We Are the World, chanson pour lutter contre la famine en Ethiopie qui sera sitôt entonnée par toute la planète musique. Deux ans plus tard, rebelote avec Bad, dernier volet du triptyque qui l’associe au nouveau roi : la formule éprouvée fait toujours recette, mais devient plus éprouvante. Du coup, il conseille à son cadet de se tourner vers de plus jeunes metteurs en sons, à commencer par Teddy Riley. Il faut savoir ne pas ternir l’histoire.
L’histoire, Quincy Jones va encore la marquer d’un enregistrement : Back on the Block, qu’il publie en 1989. Le be-bop rencontre le hip-hop… Mieux qu’un slogan, pas forcément un disque essentiel, mais pour sûr un jalon dans l’histoire de la musique afro-américaine. Encore une fois synchro, Quincy Jones annonce des lendemains qui vont swinguer autrement en rapprochant deux musiques qui ont beaucoup à partager. Ice-T, Big Daddy Kane, Grandmaster Melle Mel, Tevin Campbell et Kool Moe Dee se mixent aux grands noms de la note bleue, sans parler les débauchés du disco et du funk. «Back, on the block, so we can rock with the soul, rhythm, blues, be-bop and hip-hop.» Et ainsi de suite par ce «mec qui sait que les rues ne sont pas un jeu d’enfant». Ce mec, «Quincy est son prénom», dit la chanson. Un sacré personnage qui ne se refuse plus rien, pas même la présence d’un ancien candidat à l’investiture suprême, Jesse Jackson. Le symbole pour éclairer les lanternes des futures générations. Et encore moins de remixer le Birdland de Weather Report, dédié au grand Bird, avec tambours de bouche et trompettes (Dizzy et Miles en section, tant qu’à faire), rythmiques afro-synthétiques et riff de George Benson. Le disque récolte une nouvelle pluie de grammys, récompensant celui qui aura bâti beaucoup de ponts, et établi d’aventureuses connexions qui s’avéreront sonner au plus juste.
Tout a commencé dans le ghetto de Chicago, tout se sera donc fini dans le gotha de Los Angeles. «La culture du ghetto a donné naissance au hip-hop comme au be-bop. Le be-bop, c’était des musiciens qui voulaient avoir la liberté d’explorer une forme artistique, qui ne voulaient plus faire risette. Ces mecs ont dit : “Fuck that, nous voulons ne nous consacrer qu’à notre art.” Je pense qu’il y a un truc très sociologique très fort derrière tout ça. De la défiance. Ils ont payé le prix fort. […] Les rappeurs ont cette attitude arrogante, ce qui compte pour eux, c’est l’avis des autres rappeurs, pas celui du public», assène-t-il dans le Nouvel Obs en 1991. Fervent militant des droits civiques, qui eut comme tous à souffrir du racisme, le multimillionnaire n’oublie pas ses origines à l’heure de composer la chanson pour le Prince de Bel-Air. Et il n’a pas attendu ce disque ultime pour être reconnu comme une référence par nombre d’apprentis producteurs, du hip-hop et d’ailleurs. A Noël 1985, lors de l’anniversaire d’un de ses rejetons, suédois, lui-même versé dans la production, Quincy lui fait comme cadeau de rencontrer ses idoles du hip-hop d’alors : Kurtis Blow, LL Cool J, Run-DMC, les Beastie Boys. Le bonheur, avec Quincy, c’est aussi simple qu’un coup de fil à Russell Simmons, le boss de Def Jam. «Ça m’a rappelé mes débuts à New York, quand j’ai découvert Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Mingus, Bud Powell», disait-il à Libération lors de la sortie de Back on the Block. «Et le parallèle ne s’arrête pas là : les radios refusaient de les diffuser parce que les bourgeois s’offusquaient.» En 1996, quand Tupac Shakur est tué par balles, qui est à ses côtés ? La fille de Quincy Jones, une histoire à lui seul de la musique noire américaine. Une légende que Jay-Z, Beyoncé, Dr. Dre, Kendrick Lamar ou Kanye West admirent encore bien après que son heure de gloire est passée.
Car à partir des années 1990, l’hydre aux multiples facettes a suffisamment accumulé pour se consacrer à ses premières amours : produire des disques de jazz. Depuis 1982, il copilote Qwest avec Warner, un label qui a permis la diffusion de New Order aux Etats-Unis, qui a publié et qui a signé la résurrection d’un apôtre du free-jazz, Sonny Simmons, dix ans plus tard. L’année d’après, en 1993, Quincy Jones s’offre ainsi le luxe de cosigner le dernier disque de Miles Davis. Certes, posthume, certes, ce n’est pas un incunable, mais c’est le dernier disque du sorcier qu’il admirait tout jeune. Désormais, Quincy Jones entretient sa légende tout en assurant ses affaires. Car pour avoir couronné bien des têtes sur les gondoles, Quincy Jones s’est construit un empire médiatique, notamment grâce à sa durable association avec Time Warner. Téléfilms et séries à la pelle, mais aussi des documentaires et des chaînes de télé câblées, le musicien a su se diversifier à travers des sociétés de production, sans omettre la petite musique par laquelle il est entré dans le business. Après avoir lancé Vibe, magazine référence de la black music (d’autres publications suivront…), il est encore vingt-cinq ans plus tard derrière le projet Qwest TV, une plateforme en ligne dédiée au jazz et musiques affiliées. Sans compter tous les droits éditoriaux qu’il a glanés, et les procès qu’il gagne pour quelques millions de dollars de plus (comme les 9,4 millions de dommages et intérêts en juillet 2017 contre MJJ Productions Inc, l’une des sociétés gérant l’héritage de Jackson). Oui, mais attention : «Je n’ai jamais fait de la musique pour l’argent ou la gloire. Impossible. Dieu quitte la pièce quand on pense à l’argent. Tu peux dépenser un million de dollars pour une partie de piano, ça ne te rapportera pas un million en retour. Ce n’est pas comme ça que ça marche», déclare-t-il au New York Times en 2017. Appelons ça le talent, et prions pour que ça continue ainsi.
«A chaque étape de sa carrière incroyable, il a été le premier. Il a été le premier à traverser les portes, ce qui a donné énormément d’assurance à ceux qui le suivent. Il a fait ça avec grâce», a dit de lui Barack Obama. Avec une endurance rare, comme sa capacité de travail, ainsi que le souligne documentaire hagiographique réalisé par sa fille, l’actrice et scénariste Rashida Jones, en 2018. Sans regret, si ce n’est celui de ne pas avoir pu produire Marvin Gaye, comme il le confiera dans une interview à Vanity Fair en 1996. Plus que de se retourner sur le passé, il n’aura cessé d’être au taquet de l’actualité, de penser à demain. Dans la même interview, il annonce d’ailleurs avec force détails la date de sa mort : «En 2033 dans mon sommeil, après avoir travaillé toute la journée, avoir bu du vin, bien dîné avec mes meilleurs amis et fait passionnément l’amour avec ma douce. Pas une seconde avant !»
Analogique Linn Sondek Akurate LP12 et Parasound Halo JC3+
Numérique Moon Mind2, Nuprime CDT8 Pro et Audiomat Tempo 2.9
Amplification Rogue Audio RH5 et Moon 330A
Enceintes Harbeth C7ES-3 XD
Casque HifiMan HE1000v2 et Grado SR 325x
Numérique Moon Mind2, Nuprime CDT8 Pro et Audiomat Tempo 2.9
Amplification Rogue Audio RH5 et Moon 330A
Enceintes Harbeth C7ES-3 XD
Casque HifiMan HE1000v2 et Grado SR 325x